Une "Journée Debussy" à l’Académie des beaux-arts, introduction par Gilles Cantagrel

Myriam Chimènes évoque Debussy et sa carrière au sein de la société parisienne
Avec Gilles CANTAGREL
Correspondant

L’Académie des beaux-arts a commémoré dignement le 150e anniversaire de la naissance de Claude Debussy en proposant à plusieurs académiciens et spécialistes de présenter le compositeur sous diverses facettes. Dans cette émission, vous entendrez le musicologue Gilles Cantagrel introduire cette journée présidée par l’académicien François-Bernard Michel ; puis la musicologue Myriam Chimènes qui situe le compositeur dans la société de son temps.

Introduction par Gilles Cantagrel :
"L’Académie des Beaux-Arts a décidé de consacrer une journée entière à Claude Debussy. Pourquoi Debussy, en ces murs, serait-on tenté de se demander, alors que le compositeur n’a pas été membre de l’Académie des Beaux-Arts ? Mais nul doute, assurément, qu’il l’eût été – il a d’ailleurs posé sa candidature –, si la mort ne l’avait emporté à cinquante-six ans seulement, au terme d’une très douloureuse maladie qui le tarauda dix ans durant. Et cela dans les journées les plus noires de la dernière année de la guerre mondiale. Les ennemis bombardent alors la capitale. Pendant l’office du vendredi saint, un obus de la grosse Bertha atteint l’église Saint-Gervais et tue près de cent personnes. Vendredi saint 29 mars 1918. Ce même jour, à la même heure, on porte en terre la dépouille de Claude Debussy.

Debussy était alors considéré chez nous comme un compositeur de premier plan. Mais aujourd’hui, on le reconnaît comme l’un des créateurs majeurs de la musique française de ces derniers siècles, avec Rameau au XVIIIe et Berlioz au XIXe.

Sa position dans la France musicale du début du XXe siècle est assez particulière, pour ne pas dire insolite. Alors qu’à Vienne les compositeurs de la nouvelle génération, Schoenberg, Berg et Webern, ouvrent les voies à un nouveau langage musical, Stravinsky fait entendre à Paris ses grands chefs-d’œuvre avec la compagnie des Ballets Russes de Diaghilev, L’Oiseau de feu et Petrouchka, chorégraphiés par Nijinski, puis le Sacre du printemps, qui retentit dans un parfum de scandale lors du mois d’inauguration du Théâtre des Champs-Élysées que vient d’achever Perret, avec les sculptures de Bourdelle et les peintures de Maurice Denis et d’Édouard Vuillard.
Or quinze jours plus tôt, dans ce même théâtre tout neuf, Debussy présentait ce qui serait sa dernière grande partition d’orchestre, le poème dansé Jeux, commande de Diaghilev sur un argument de Nijinski, dans des décors et costumes de Léon Bakst. Faible succès, faible retentissement, sans rapport avec le triomphe fait à la première œuvre symphonique de Debussy, Prélude à l’après-midi d’un faune, dix-neuf ans auparavant, ce poème symphonique inspiré par Mallarmé où l’on a voit de nos jours l’acte de naissance de la musique moderne. Il ne m’appartient pas d’en parler, mais je suis sûr qu’on le comprendra mieux au terme de cette journée. Avec lui se forme la trilogie des pères fondateurs de la musique du XXe siècle : Schoenberg, Stravinsky, Debussy.
Alors que Paris, qui avait violemment rejeté Wagner l’adule en ces années de fin de siècle, la vie musicale est alors dominée chez nous par l’héritage de César Franck, par Camille Saint-Saëns, Vincent d’Indy, Gabriel Fauré, Jules Massenet et d’autres. Face à cette grande tradition française, Debussy, qui se révélera un critique redoutable, persifleur et parfois féroce, affirme sa totale liberté de penser et de composer. Et cela dès ses études au Conservatoire de Paris, où pourtant il se fit remarquer très tôt.

Un tempérament farouchement... indépendant !

Indépendance, voici le maître mot de la carrière du compositeur Claude Debussy. Indépendance et liberté. Il sera novateur. Au Conservatoire, déjà, il se montre parfaitement rebelle à toute théorie préétablie, à tout procédé qu’on lui demande d’appliquer mécaniquement, et en particulier à l’étude de l’harmonie qu’il travaille avec Émile Durand. Pourquoi rechercher l’« harmonie de l’auteur », comme on le disait alors, alors qu’il a en tête ses propres harmonies ? Ledit Émile Durand reconnaîtra bien en Debussy un « élève très bien doué pour l'harmonie, mais d'une étourderie désespérante ». Mais au bout de trois années dans cette classe, le génial Claude Debussy n’obtient aucune récompense, pas même un deuxième accessit. Plus tard, il affirmera que « L'étude de l'harmonie telle qu'on la pratique à l'école est bien la façon la plus solennellement ridicule d'assembler les sons. Elle a, de plus, le grave défaut d'unifier l'écriture à un tel point que tous les musiciens, à quelques exceptions près, harmonisent de la même manière ».

Quelques anecdotes disent cette indépendance. Il fit un bref passage dans la classe d’improvisation de César Franck. Alors que le maître lui enjoignait de poursuivre son discours en s’évadant vers d’autres tonalités – « Modulez ! Modulez donc ! » –, le jeune élève lui aurait calmement répondu : « Mais pourquoi voulez-vous que je module, puisque je me trouve très bien dans ce ton-là ». Une autre fois, si le témoignage est recevable, lors d’une audition écoutant une œuvre inconnue de lui, il se serait exclamé « Au secours, il va développer ! ». Et quand un jour son bienveillant professeur de composition, Ernest Guiraud, lui déclare « Je ne dis pas que ce que vous faites n'est pas joli, seulement que c'est théoriquement absurde », Debussy lui aurait répondu, et c’est l’essentiel : « Il n'existe pas de théorie. Vous n'avez qu'à écouter. Le plaisir est la loi ».
Frondeur indiscipliné, farouchement indépendant, Debussy refuse donc dès sa jeunesse de se plier aux règles académiques du Conservatoire. Ce qui ne l’empêchera pas d’acquérir un solide métier de pianiste et de compositeur, et de remporter le premier Grand Prix de Rome, alors décerné par l’Académie des Beaux-Arts.

Debussy : une écriture vraiment novatrice

Si Debussy prône ainsi une esthétique du bon plaisir, il faut bien se garder de considérations un peu vagues sur son esthétique. Bien superficiellement, on l’a à la hâte classé parmi les impressionnistes, ce qu’a parfaitement démenti la magnifique exposition de l’Orangerie au début de cette année (2012). Ce qui nous importe, c’est la poétique musicale du compositeur et les moyens qu’il emploie, ou plutôt qu’il crée, pour l’exprimer. Et là, quoique inévitablement marqué par ses devanciers – on est toujours le fils de quelqu’un –, Debussy procède (sans toujours y paraître) à une rupture radicale, et cela dans tous les domaines de la pensée et de l’écriture de la musique.
Que ce soit dans les tons et les modes, où il échappe à la dualité du majeur et du mineur, dans une harmonie où se noient les notions de consonance et de dissonance, dans la souplesse de la déclamation chantée, dans les rythmes et le monnayage du temps musical, il innove sans cesse pour servir sa vision poétique. Il souhaite ainsi que sa musique garde la fraîcheur d’une improvisation, avec ses divagations et ses voyages imprévus –, je dirais volontiers d’une musique « à l’état naissant » –, mais elle n’en est pas moins très solidement construite. Seulement, c’est selon des règles nouvelles, celles que s’invente le musicien. Et c’est bien surtout dans l’organisation du discours musical qu’il se révèle le plus « moderne », en rejetant les modes de développement issus de la forme sonate pour s’ouvrir à de nouvelles stratégies dans les structures formelles. De cette réévaluation radicale du langage musical, il ne m’appartient pas de parler, sinon pour préciser qu’elle a profondément et durablement marqué et fécondé la pensée de plusieurs générations de compositeurs, et pas seulement en France.
Du jeune « Prince des Ténèbres », selon ses condisciples du Conservatoire, à ce « Claude de France » autoproclamé en son âge mûr, la trajectoire du créateur, de l’artiste, est admirable et totalement originale. Originale et passionnante.

La "Journée Debussy" à l'Académie des beaux-arts

Musicologues spécialistes et compositeurs vont donc se succéder à cette tribune, pour une série d’évocations et de réflexions sur l’œuvre de Debussy et sa situation, en son temps et aujourd’hui.
En son temps, avec Myriam Chimènes qui se propose d’évaluer ce que fut la carrière du compositeur dans la société parisienne. Dans la résonance de ce propos, il reviendra à Emmanuel Reibel de nous conter les admirations et sans doute aussi les détestations, de Debussy à l’égard de ses contemporains compositeurs. Et nous demanderons à Sylvie Patin de nous présenter le célèbre portrait de Debussy par Marcel Baschet, qui a fait son entrée il y a quelques années dans les collections nationales du musée d’Orsay.
Cet après-midi, Laurent Petitgirard dévoilera les extraordinaires subtilités de timbre de l’écriture de Debussy pour l’orchestre, en commentant le Prélude à l’après-midi d’un faune. Michael Levinas reviendra sur l’importance de l’unique opéra achevé de Debussy, Pelléas et Mélisande. Et pour conclure, François-Bernard Mâche ouvrira l’espace poétique du compositeur face à la nature."

Voici un résumé, établi par Gilles Cantagrel, de l'intervention de Myriam Chimènes. L'intégralité de son texte sera disponible prochainement.
Myriam Chimènes. La société parisienne et la carrière de Debussy

Il en faudrait bien davantage pour cerner la personnalité artistique et humaine complexe de Claude Debussy. C’est donc plutôt une série d’évocations que propose cette journée, ouverte à présent par Myriam Chimènes. Myriam Chimènes est musicologue, directrice de recherche au CNRS, membre du comité de rédaction de l'édition critique des œuvres complètes de Debussy et secrétaire générale du Centre de documentation Claude Debussy, créé il y a maintenant quarante ans, en 1972, par le regretté François Lesure, éminent connaisseur du compositeur. Je signale que le Centre est aujourd’hui installé dans les locaux du département de la musique de la Bibliothèque Nationale de France, rue Louvois, et qu’il propose sur Internet un site remarquable.

Myriam Chimènes, vous avez dirigé et publié de nombreux ouvrages, édité la correspondance de Francis Poulenc, le journal de Madame de Saint-Marceaux, dont Debussy fréquenta le salon, et tout récemment la passionnante autobiographie de Henry Barraud, compositeur et premier directeur de la musique à la Radiodiffusion française. À côté de l’œuvre de Claude Debussy, vous vous êtes spécialisée dans l’histoire sociale de la musique au XIXe et au XXe siècle, et vous êtes en particulier l'auteur d’une très importante étude sur Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la Troisième République, étude publiée par Fayard. Myriam Chimènes, nous vous écoutons évoquer la société parisienne et la carrière de Debussy.

A écouter aussi :
- Debussy et ses contemporains musiciens
- Debussy, son portrait par Marcel Baschet, au Musée d’Orsay à Paris
- Debussy et la nature : "Je me suis fait une religion de la mystérieuse nature"
Les interventions de Michaël Lévinas et Laurent Petitgirard seront disponibles prochainement.

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