Robert Schuman, le contemplatif dix fois ministre !

par Michel Albert, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques
Jacques LEPRETTE
Avec Jacques LEPRETTE
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Michel Albert, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, a prononcé une communication en séance publique devant l’Académie en 2003, dans laquelle il présente à la fois la personnalité de Robert Schuman et son "audace inouïe", son rôle éminent dans la naissance de la construction européenne, la particularité du fameux "plan Schuman", le développement de la CECA.

Voici le texte de la communication de Michel Albert, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques, sur Robert Schuman :

Robert Schuman

Je n'ai jamais rencontré Robert Schuman. Mon information n'aurait donc pu être que livresque, si je n'avais pas bénéficié du témoignage de bon nombre de personnalités qui l'ont bien connu, à commencer par plusieurs de nos confrères : il était l'ami du Chancelier honoraire M. Edouard Bonnefous ; M. Jacques Leprette a souvent travaillé avec lui à l'époque où il était ministre des Affaires étrangères ; de même, pendant trois années, M. Alain Plantey, dans le domaine des grandes organisations internationales. Je les remercie très vivement pour l'aide qu'ils m'ont apportée.

Parmi les personnalités présentes aux honneurs de la séance, je tiens à remercier au même titre M. Jean Seitlinger, Président du Centre européen de Scy-Chazelles ; M. Jean Guyot, qui a été pendant plusieurs années l'un de ses plus proches collaborateurs, ainsi que M. Jean-Dominique Giuliani, Président de la Fondation Robert Schuman.

Dans la galerie des hommes illustres auxquels notre Académie a consacré ses travaux cette année, Robert Schuman tient une place singulière : il n'a jamais cherché, ni les honneurs, ni la gloire. Il n'avait ni ambition personnelle, ni plan de carrière. Député malgré lui, puis ministre malgré lui, il aspirait non au pouvoir, mais à la sainteté. Toute la vie, personnelle et politique, de Robert Schuman, est marquée par un fil rouge : son engagement chrétien. Son action politique m'a paru dominée par un événement, un seul : sa fameuse Déclaration du 9 mai 1950, dite « Plan Schuman » , véritable coup de génie dont nous verrons qu'il a profondément influencé l'histoire européenne de la seconde moitié du XXème siècle et qui l'a fait reconnaître comme le « père de l'Europe » .

1. L'homme et son parcours

1.1. Robert Schuman est né au Luxembourg en 1886, d'un père mosellan, donc français devenu allemand en 1871, et qui s'était en quelque sorte soustrait à l'annexion en allant s'établir dans le Grand Duché, à quelques kilomètres de son village natal. N'empêche que Robert Schuman a hérité de son père la nationalité allemande. C'est seulement après 1918, à l'âge de 32 ans, qu'il deviendra français. Sa langue maternelle était le Luxembourgeois. L'école primaire, puis l'Athénée de Luxembourg, où il fait ses études secondaires, lui donnent un enseignement bilingue, français et allemand. Mais c'est en Allemagne qu'il fera ses études universitaires avant de devenir avocat au barreau de Metz où l'Allemand est langue de travail. Fils unique devenu orphelin de père dès son enfance, il est élevé par une mère qui lui transmet sa foi profonde, lui donnant pour la vie le goût d'aller à la messe tous les matins et d'étudier les grands auteurs spirituels et les théologiens, en particulier Thomas d'Aquin, qu'il n'a cessé de lire, en latin.

1.2. Jeune avocat, il s'engage dans des actions caritatives et son évêque lui confie la présidence de la Fédération diocésaine des groupements de jeunesse. Contrairement à ce qu'on a pu dire - contrairement à l'injure du communiste Jacques Duclos le traitant publiquement « d'officier boche » - Robert Schuman n'a jamais porté l'uniforme allemand car, étant réformé pour raisons de santé, il a seulement été requis civil pendant quelques mois à la mairie de Thionville.

En 1919, alors qu'il songe à entrer dans les ordres, il se résout à se présenter aux élections sous l'influence de son aumônier et d'un ami qui lui écrit : « Je pense que tu as quelque chose à faire dans le monde et que les saints de demain seront des saints en veston » . S'il se résigne ainsi à s'engager dans la vie politique pour tenter d'y appliquer la doctrine sociale de l'Eglise, ce n'est pas sans regret. Il déclare : « Combien aurais-je préféré me consacrer à ma profession, aux œuvres religieuses et sociales, et à ma famille ». Famille au demeurant réduite, car il est resté toute sa vie célibataire.

1.3. Commence alors une vie politique et parlementaire qui se déroulera sur quarante années, interrompue seulement par la seconde guerre mondiale. Pendant la première période, sous la troisième République, Schuman tire parti de sa culture juridique pour se consacrer essentiellement à concilier l'assimilation de l'Alsace-Lorraine au droit républicain avec la préservation de certains particularismes linguistiques, sociaux et religieux, en particulier le régime concordataire. Grâce à un travail parlementaire obscur mais acharné, il contribue dans une large mesure au maintien du particularisme juridique de l'Alsace-Lorraine. Cette régionalisation juridique n'est sûrement pas étrangère au fait qu'il n'existe aujourd'hui aucun parti autonomiste en Alsace-Lorraine, alors que des mouvements de cette nature fleurissent parmi tant de régions françaises.

1.4. En mars 1940, il entre par la plus petite porte dans le gouvernement de Paul Reynaud, comme sous-secrétaire d'Etat aux réfugiés. Il y côtoie le Général de Gaulle, qui reconnaît en lui un « bien brave et honnête homme » .

Le 10 juillet 1940, il vote les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain puis, sans avoir été consulté, il apprend qu'il avait été maintenu dans ses fonctions antérieures de sous-secrétaire d'Etat aux réfugiés. Il refusa de siéger dans le gouvernement Pétain, mais cela n'a pas empêché qu'il soit frappé d'indignité nationale à la Libération, pour avoir appartenu à ce gouvernement. C'est sur l'intervention personnelle du Général de Gaulle qu'il a été relevé de l'inéligibilité.Pendant la guerre, ayant refusé toute collaboration avec les Allemands, il avait été le premier parlementaire français jeté en prison par la Gestapo et mis au secret à Metz. Après quoi, il fut envoyé en résidence surveillée dans la Forêt Noire, d'où il s'évada en 1942 pour se réfugier, jusqu'à la fin de la guerre, de couvent en couvent, pourchassé par la Gestapo.
En juillet 1945, il écrit : La vie sans responsabilités politiques est certes plus facile, surtout dans le désarroi actuel. Mais nul n'a le droit de se dérober, moins que jamais. Je m'en remets pour cela à la providence. Il se présente aux élections et sera ensuite constamment réélu par ses fidèles électeurs mosellans jusqu'en 1958.

1.5. Au physique, Robert Schuman apparaît (si l'on peut dire !) comme un grand diable à la silhouette terne et voûtée, vieillissant avant l'âge, dépourvu de séduction, même si certains ont pu lui prêter un visage de Gandhi chrétien. Tous ces traits en firent une cible privilégiée pour les caricaturistes, qui présentaient ce parlementaire comme un « curé de campagne sans soutane » . Il s'amusait lui-même de ces plaisanteries. En 1946, lorsque, à l'initiative de Pierre Mendès-France - qui le tenait en haute estime pour l'avoir apprécié à la commission des Finances - il est pressenti pour le ministère des Finances, il s'écrie : « Regardez-moi donc ! Ai-je la tête d'un ministre ? » . On rejoint ici le paradoxe résumé par Jacques Fauvet en ces termes : « Sa véritable vocation eût été celle d'un contemplatif, or il a été dix fois ministre ! »

1.6. Toute son action politique se rattache à une véritable philosophie de l'histoire. Pour lui, l'histoire a un sens, qui tend à long terme vers l'égalité et l'unité des hommes dans une vision « catholique» au sens étymologique du terme, c'est-à-dire universelle. Ses convictions européennes découlent largement de cette conception générale issue de sa culture philosophique et, en particulier, de sa familiarité intellectuelle avec Henri Bergson, Maurice Blondel et Jacques Maritain.

Par ailleurs, sa solide formation juridique se traduit par une remarquable capacité d'expression écrite. Il s'exprime dans une langue particulièrement rigoureuse et simple. En voici un exemple, que je choisis parce qu'il est également significatif de sa méthode en politique : « Les dures leçons de l'histoire ont appris à l'homme de la frontière que je suis à se méfier des improvisations hâtives, des projets trop ambitieux. Mais elles m'ont appris également que, lorsqu'un jugement objectif, mûrement réfléchi, basé sur la réalité des faits et de l'intérêt supérieur des hommes, nous conduit à des initiatives nouvelles, voire révolutionnaires, il importe - même si elles heurtent les coutumes établies, les antagonismes séculaires et les routines anciennes - de nous y tenir fermement et de persévérer » .

Cette réflexion sur sa propre méthode d'action est corroborée par un remarquable témoignage de son collègue André Philip, socialiste et protestant : « J'ai connu Robert Schuman pendant une quinzaine d'années au Parlement, au gouvernement puis au Mouvement européen. Ce qui m'a d'abord frappé en lui, c'était le rayonnement de sa vie intérieure. On était devant un homme consacré, sans désirs personnels, sans ambition, d'une totale sincérité et humilité intellectuelles, qui ne cherchait qu'à servir, là et au moment où il était appelé. Par tradition, il était conservateur, hostile aux innovations ; par tempérament, il était pacifique, timide et hésitant (...). Mais quand il n'y avait plus rien à faire, qu'il était sûr de ce qu'exigeait de lui sa voix intérieure, il prenait brusquement les initiatives les plus hardies et les poussait jusqu'au bout, insensible aux critiques, aux attaques et aux menaces » .

1.7. Malheureusement, l'avocat Robert Schuman était fort peu doué à l'oral : cet homme de réflexion et d'action était desservi par son expression verbale. L'un de ses anciens collègues m'a dit: « Pour être un bon parlementaire, il faut - comme le mot le dit - savoir parler. Or Schuman parlait mal » . Il s'exprimait avec un accent mosellan à couper au couteau et débitait, d'une voix maigre et sur un ton souvent soporifique, des discours trop scrupuleusement préparés. Ses collaborateurs étaient consternés quand il leur annonçait : « Je vais faire un discours de cinq quarts d'heure ! » et ils étaient terrorisés lorsque, le discours achevé, il lui fallait improviser ses réponses aux parlementaires. Il déclarait lui-même : « Je ne suis pas un orateur » , ajoutant « je sais que je serai mauvais, alors je n'ai pas le trac » . En effet, non seulement il n'était pas orateur, mais il ne voulait pas l'être, car il se méfiait de l'art oratoire et de ses séductions. A l'opposé de son ami Mendès-France, par exemple, il n'a d'ailleurs jamais souhaité passer à la radio.

Le brillant Georges Bidault, Président de son parti, le MRP, qui ne l'aime pas, tourne en ridicule sa lenteur d'élocution : « C'est un moteur à gaz pauvre ! » , dit-il. Informé de ce trait d'esprit, Robert Schuman, qui n'en manquait pas, réplique : « Tout le monde ne peut pas avoir un moteur à alcool... ».

1.8. Olivier Todd nous disait il y a quelques semaines, à propos de Malraux : il n'y a pas de grand homme sans un minimum de mensonge, de mystification et de mégalomanie. S'il en était ainsi, Robert Schuman ne serait sûrement pas un grand homme.

En effet, pour commencer, il avait une haine viscérale du mensonge : « On ne doit jamais mentir, même en politique » osait-il affirmer, estimant que « être droit est la meilleure manière d'être adroit » et se bornant à se taire quand il ne pouvait pas dire ce qu'il croyait être la vérité. Je ne pense pas qu'il ait jamais été pris en défaut sur ce point.

Aucune concession non plus aux mystifications de la démagogie. Un observateur a pu écrire : « De nos cinq Républiques, aucun ministre n'a moins flatté ses électeurs ni moins suivi les conformismes. Aucun n'a davantage méprisé la démagogie ni bravé l'impopularité » .
À fortiori, Robert Schuman était-il totalement allergique à la mégalomanie. Au contraire, tout, dans sa vie publique comme dans sa vie privée, révèle autant de modestie que de désintéressement. Sitôt nommé ministre, il s'étonne de l'ivresse qui saisit certains de ses collègues lorsqu'ils circulent dans une voiture officielle, précédée de motards. Pour sa part, il y renonce autant que possible, préférant circuler à pied ou par des moyens de transport collectifs. Devenu Président du Conseil, il refuse le compartiment mis à sa disposition par la SNCF, et c'est en simple citoyen qu'il continuera à se rendre chaque week-end, par le train, à sa petite maison de Scy-Chazelles, près de Metz. Quant aux nombreuses décorations qu'il recevra vers la fin de sa vie, il les rangera tout simplement... dans sa cave !

1.9. C'est toujours dans des circonstances difficiles et pour des tâches ingrates que Robert Schuman a été appelé au gouvernement.

En juin 1946, lorsqu'il est nommé ministre des Finances dans le gouvernement Bidault, la France vit les pires moments du marché noir, de l'inflation et de la descente du franc aux enfers. Il est obligé, en 1947, de restreindre la ration de pain à 200 grammes par jour et d'accepter des coupures d'électricité pour assurer la priorité à l'industrie. Pis encore, cet homme qui, entre autres originalités pour l'époque, détestait l'inflation, et d'abord pour des raisons sociales - à savoir que l'inflation, c'est l'impôt des pauvres - fut obligé de couvrir la trop fameuse conférence du Palais Royal de juillet 1946, au cours de laquelle tous les salaires ont été augmentés de 18 % minimum, ce qui a entraîné, en quelques mois, une hausse des prix de détail atteignant 50 % ! Cette conférence du Palais Royal, imposée par la CGT, fut évidemment une grave erreur de gestion économique. Elle ne doit cependant pas faire oublier le fameux Inventaire Schuman, c'est-à-dire « l'Inventaire de la situation financière de la France » , qu'il dirigea à l'instar du « compte rendu au Roi » de Necker et qui constitua la donnée de base du redressement ultérieur.

Lorsque Robert Schuman est ensuite désigné comme Président du Conseil, le 22 novembre 1947, la situation est encore plus grave. Elle se caractérise non seulement par ce qu'on a appelé « la grande peur » , c'est-à-dire tout simplement la peur de la révolution, mais, ici ou là, par des désordres à caractère quasi-insurrectionnel. C'était à tel point que trois jours plus tôt, le Général Revers, Chef d'Etat-Major de l'armée, ne pouvant pas obtenir de couverture ministérielle faute de gouvernement, avait pris la décision dramatique de signer lui-même un décret de rappel sous les drapeaux de deux contingents et demi. Le premier acte de Robert Schuman a été d'endosser cette illégalité nécessaire. Dès le 27 novembre, les communistes déclenchaient une grève générale, à caractère insurrectionnel dans certains cas, ce qui l'obligea, avec le vigoureux soutien du ministre socialiste de l'intérieur Jules Moch, à recourir à l'armée.

Ensuite, avec René Mayer aux finances, il fera voter le fameux prélèvement exceptionnel, complété par un emprunt libératoire. Ces mesures sont aussi impopulaires que le blocage des billets de cinq mille francs et la dévaluation du franc de 80 % ! Mais pour la première fois depuis longtemps, la France s'engageait enfin dans la lutte contre l'inflation.
A ce titre Schuman s'inscrit dans la petite cohorte des grands réformateurs de nos finances publiques, mais sans toutefois atteindre, semble-t-il, le niveau, ni de Pinay en 1958, ni surtout de Poincaré en 1926.

De même, à Matignon, il a certes rétabli l'ordre dans des conditions très difficiles, mais peut-être pas plus que celles qui ont paralysé la France en 1968.
Au total, c'est vraiment au Quai d'Orsay que Robert Schuman a donné sa pleine mesure, sa mesure historique.

2. La Déclaration du 9 mai 1950

2.1. Il est nommé ministre des Affaires étrangères en juillet 1948. Il le restera jusqu'en décembre 1952, pendant plus de quatre ans et sous huit gouvernements !

En juillet 1948, nous sommes un mois après le blocus de Berlin, c'est-à-dire le début de la guerre froide. La diplomatie française est alors en pleine contradiction : d'une part, grâce à l'action du Général de Gaulle, la France appartenait au camp des vainqueurs. A ce titre, elle était en situation de prééminence politique par rapport à l'Allemagne et toute son action diplomatique consistait à exploiter cette position de supériorité, d'abord pour assurer nos approvisionnements prioritaires en charbon et en acier, ce qui supposait, à nos yeux, le rattachement de la Sarre à la France et le contrôle par les alliés de la production de la Ruhr. Selon la même logique, la France était opposée non seulement à la réunification de l'Allemagne telle qu'elle interviendra en 1991, mais même à l'unité de l'Allemagne de l'Ouest, préconisant la création d'un Etat rhénan. Enfin, rien n'était plus insupportable à notre diplomatie que la perspective d'une remilitarisation de l'Allemagne.

Mais d'autre part, dès lors que l'URSS entrait en conflit diplomatique et politique avec les Alliés de l'Ouest, dressant « un rideau de fer de Stettin à Trieste » et imposant des régimes communistes à tous les pays ainsi emprisonnés, les Anglo-Saxons étaient conduits à considérer que le principal danger n'était plus l'Allemagne, mais bien l'URSS.

Pendant deux années, jusqu'en mai 1950, le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman a dû vivre au cœur de cette contradiction diplomatique, qui ne cessait de s'aggraver. Contrairement à ce que l'on pourrait croire en effet, il n'a alors en rien modifié la stratégie diplomatique que la quatrième République avait héritée du gouvernement du Général de Gaulle. Le secrétaire d'Etat Dean Acheson a même dit de Schuman : « Il y avait aussi de l'acier en lui... Il pouvait être aussi intransigeant que Molotov quand il estimait que les intérêts de la France étaient en jeu » . Cela lui valait d'ailleurs des critiques acerbes de la part de l'opinion allemande. Pour s'en défendre, il entreprit en janvier 1950 une tournée de réunions Outre-Rhin. Mais au lieu du succès espéré, ce voyage suscita une campagne de presse très violente contre lui-même et la politique française au sujet de la Sarre.

2.2. Ainsi, plus le temps passait, et plus l'isolement français devenait insoutenable. Les alliés occidentaux avaient successivement appuyé en 1948 la création du deutschemark - devenu immédiatement le symbole du nouveau patriotisme allemand - et, en 1949, la fondation de la République Fédérale indépendante. Celle-ci exerçait évidemment les pressions les plus vives auprès des Anglo-Saxons pour qu'ils s'opposent définitivement aux prétentions de la France. Mais avant de commettre l'irréparable, les alliés demandèrent alors à notre pays de présenter des propositions nouvelles, au cours d'une conférence internationale qui devait se tenir à Londres le 10 mai 1950 (retenons bien cette date) sous la présidence de Dean Acheson, pour adopter un projet d'inspiration américaine, prévoyant la suppression de l'Autorité Internationale de la Ruhr et rendant à l'Allemagne son entière souveraineté sur sa production de charbon et d'acier, ce qui eût entraîné une terrible défaite de la France. Nul ne la souhaitait réellement. Mais les Américains, dont la prépondérance était encore renforcée par l'application du Plan Marshall, s'impatientaient de voir la France incapable de présenter des propositions concrètes pour une solution acceptable par tous.

2.3. Heureusement, Jean Monnet veillait. Il avait mis en alerte sa petite équipe du Commissariat Général au Plan. De sa propre initiative, il adressa le 28 avril au Président du Conseil Georges Bidault, dont il dépendait administrativement, une petite note en vue de contribuer à la préparation de la conférence du 10 mai. C'est cette notule sans titre et étonnamment courte (quatre pages dactylographiées sur format semi-machine, soit deux pages normales) qui deviendra la fameuse Déclaration du 9 mai. Avant de résumer le scénario qui la portera à cette célébrité, permettez-moi de vous en citer les deux brefs paragraphes soulignés par Robert Schuman et qui en résument l'originalité : « Le gouvernement français propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier, sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe.
(...) Par la mise en commun de productions de base et l'institution d'une Haute Autorité nouvelle, dont les décisions lieront la France, l'Allemagne et les pays qui y adhéreront, cette proposition réalisera les premières assises concrètes d'une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix » .

Il s'agit en un mot de la création de la CECA, la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, premier acte fondateur de la construction européenne. Or, le président du Conseil, Georges Bidault, directement destinataire, comme je l'ai dit, de ce texte exceptionnel, s'est purement et simplement dispensé de le lire et l'a mis au tiroir. Il aurait vraisemblablement disparu dans les oubliettes de l'histoire si Bernard Clappier, Directeur de cabinet de Robert Schuman, n'en avait appris l'existence. Sans avoir qualité pour le faire, Clappier en demanda un double à Jean Monnet. Il fut frappé par son importance et le remit en mains propres, le samedi 29 avril, à Robert Schuman, en lui recommandant vivement de l'examiner avec soin, au moment où le ministre prenait le train pour aller, selon son habitude, passer le week-end dans sa petite maison de Scy-Chazelles.

2.4. A partir de ce moment-là, le scénario inattendu de la naissance de la construction européenne se déroule à une incroyable vitesse, et comme implacablement.
Le lundi 1er mai, rentrant au Quai d'Orsay, Schuman téléphone à Monnet : « Je suis d'accord. Je marche » . Il ne reste plus que huit jours avant la réunion de Londres. Comme à son habitude, Monnet mobilise son équipe pour retriturer le texte, dont la neuvième version, définitive, reprécise encore la vision concrète et révolutionnaire.

Pendant ce temps, Schuman commence à manœuvrer habilement pour faire adopter par le gouvernement le principe de ce plan qui allait, pour l'Histoire, porter son nom. Au Conseil des ministres du mercredi 3 mai 1950, il se borne à évoquer vaguement la possibilité d'une prochaine initiative en vue de la conférence de Londres. Le samedi 6 mai, rencontrant Dean Acheson de passage à Paris, il le met au courant, mais sous le sceau du secret ! Le dimanche 7 mai, il adresse une lettre personnelle au Chancelier Adenauer pour lui demander d'urgence son accord, qu'il reçoit pendant la matinée du 9 mai, au cours du Conseil des ministres. En effet, celui-ci eut lieu, exceptionnellement, le mardi 9 mai et non le mercredi 10, en raison de la conférence de Londres prévue à cette date.

Dans l'intervalle, Schuman n'avait mis dans la confidence que deux de ses collègues, qui lui étaient acquis d'avance, René Mayer et René Pleven. Au cours de ce Conseil des ministres, il se borna à exposer les grandes lignes de son projet, se gardant bien d'en lire le texte, pourtant si bref, mais dont chaque mot avait été pesé au trébuché et qu'il aurait redouté de voir caviardé à la sauvette par les uns ou les autres. On pense ici à une formule biblique qu'il citait volontiers : « La ruse du serpent et la candeur de la colombe... »

Au demeurant, aucune curiosité ne s'exprima autour de la table. A l'instar du président du Conseil Georges Bidault, qui ne manifesta qu'un vague scepticisme, la plupart des ministres ne réalisèrent pas l'importance du plan, supposant qu'il s'agissait encore d'un projet technique comme il en fleurissait beaucoup à l'époque, ou d'un simple ballon d'essai.

2.5. C'est ainsi qu'à la veille de la redoutable conférence de Londres, le Conseil chargea le ministre des Affaires étrangères de sonder l'opinion au sujet de son projet. La première personnalité consultée fut le président de la Commission des Affaires étrangères, M. Edouard Bonnefous. Ensuite, l'après-midi même de ce 9 mai, Schuman convoqua au Salon de l'Horloge du Quai d'Orsay, à 18 heures, une conférence de presse improvisée, tellement improvisée qu'on avait oublié d'inviter les photographes et la radio !

Dès ce jour-là, de l'aveu même de Robert Schuman, « la surprise fut générale. Personne ne s'attendait à une initiative de ce genre, ni en France, ni hors de France, et surtout de la part de la France. J'ai pu mesurer, ajoute t-il, cette stupeur (et le mot est encore trop faible), lorsque le 10 mai, je me suis rendu à Londres pour la conférence prévue » . En effet, le retentissement national et surtout international du Plan Schuman était déjà considérable. Il apparaissait clairement aux observateurs que toute la géopolitique des relations entre la France, l'Allemagne et les Anglo-Saxons allait être bouleversée.

2.6. A ce point, permettez-moi une parenthèse en forme de question : le « Plan Schuman » , symbole et sommet de toute son œuvre, méritait-il vraiment de porter le patronyme du ministre des Affaires étrangères ? Question d'autant plus forte que ce « Plan Schuman » n'a été ni conçu, ni écrit, ni négocié techniquement à l'extérieur par Robert Schuman, mais bien par Jean Monnet.

La réponse est révélatrice de la qualité des relations qui unissaient Robert Schuman à Jean Monnet. En effet, Monnet a toujours, sans aucune réserve, attribué l'exclusive paternité politique de sa propre initiative technique, au ministre des Affaires étrangères. En contrepartie, Schuman a tenu à souligner tout de suite et publiquement « les mérites exceptionnels d'un homme lui-même exceptionnel, mon ami Jean Monnet. C'est Jean Monnet qui, avec ses collaborateurs, dans le petit hôtel de la rue de Martignac, a ébauché en quelques mois, sans publicité, à l'insu du public, et même du gouvernement, l'idée de la communauté du charbon et de l'acier » . Quand Schuman parle ici du gouvernement, il s'y inclut évidemment, et d'autant plus qu'il approuve le caractère secret de la méthode employée, ajoutant : « Nous savions que cette idée susciterait dès le début, surtout au début, des doutes et même une certaine hostilité. C'eût été aller au-devant d'atermoiements sans nombre et sans fin que d'employer les méthodes ordinaires des consultations préalables multipliées » . Il redoutait en particulier les critiques publiques de ceux qui voulaient en priorité bâtir les premières institutions européennes sur des fondations atlantiques alors que Schuman et Monnet, eux, considéraient qu'il fallait en priorité s'appuyer sur une réconciliation franco-allemande.

2.7. C'est cette thèse qui l'a largement emporté dans les négociations qui commencent le 20 juin 1950 pour aboutir à la signature, par les Six, du Traité instituant la CECA le 18 avril 1951, texte fort peu éloigné de l'esprit de la Déclaration. Après un intense débat, l'Assemblée nationale ratifie le Traité le 13 décembre 1951 par 377 voix contre 233. Le Conseil de la République le votera, le 1er avril 1952, par 177 voix contre 31 (les seules voix communistes).
Il est d'ailleurs à noter qu'en dehors du Parti communiste, les protestations les plus véhémentes contre la CECA vinrent des maîtres de forges, qui affirmaient que leur industrie ne saurait être, sans protectionnisme, compétitive face à celle de l'Allemagne. Le Délégué général de la Chambre syndicale de la sidérurgie, Louis Charvet, alla même jusqu'à annoncer que la domination de l'industrie allemande ruinerait la sidérurgie française, réduisant la France à suivre la « vocation pastorale » qui lui avait été naguère assignée par les Nazis...

Il convient, certes, d'oublier de tels excès, mais de souligner en revanche que l'idée selon laquelle l'industrie française devait rester abritée derrière des barrières protectionnistes était largement partagée. Même un maître aussi éminent que l'économiste François Perroux était persuadé que le libre-échange risquerait d'entraîner l'hégémonie de la Ruhr. En vérité, à l'époque, et même encore lors de l'entrée dans le Marché commun en 1958, les industriels français, en général, n'avaient aucune confiance dans leurs capacités de faire face à la concurrence internationale.

3. Portée de l'œuvre et actualité de l'homme
3.1. Si surprenant que soit apparu le Plan Schuman lors de son lancement, on ne doit pas en surestimer l’originalité. Celle-ci procède moins de son inspiration multiple que de son dispositif spécifique.

3.1.1. Certes, le Plan Schuman est le produit de l’inspiration profonde du couple qu’il formait avec Jean Monnet, Jean Monnet dont Jean-Claude Casanova nous a si bien exposé ce que fut son rôle, la fois si discret et si historique. Schuman, pour sa part, avait, dès 1942, alors qu’il était en résidence surveillée en Allemagne, formulé ce qui sera la finalité de toute son action : « Il faut en finir avec la notion d’ennemi héréditaire et proposer à nos peuples de former une communauté qui sera le fondement, un jour, d’une patrie européenne » .

C’était là la vision typique d’un Rhénan. Un autre Rhénan la partageait mieux que personne : en mars1950, le Chancelier Adenauer avait suggéré une union politique et économique complète de la France et de l’Allemagne, mais cette idée avait été fort mal reçue chez nous. Cela n’a pas empêché le même Adenauer de déclarer, quelques mois plus tard, au sujet du Plan Schuman : « Je considère la réalisation de la proposition française comme la tâche la plus importante qui m’attende. Si je parviens à la mener à bien, j’estime que je n’aurai pas perdu ma vie » . Faire la paix avec les armes de la guerre, telle est l’inspiration commune qui portait ces deux hommes.

3.1.2. Toutefois, contrairement à ce que l’on a parfois prétendu, le Plan Schuman, loin d’être entièrement original, s’inscrit au confluent de nombreux courants d’idées, de propositions, voire d’initiatives procédant d’inspirations analogues. Je n’en mentionnerai que quelques-unes. Sans rappeler toute la série des penseurs qui, de Sully à Kant et de l’abbé de Saint-Pierre à Victor Hugo, ont rêvé d’une Europe unie, Aristide Briand, en 1930, avait proposé aux pays européens « l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne » , ce qui explique que, dans la Déclaration du 9 mai, il est indiqué que la France « se faisait, depuis plus de vingt ans, le champion d’une Europe unie » .

À la fin de la guerre, un premier appel pour la Fédération européenne a été lancé à Paris en mars 1945, par un éphémère comité qui comprenait des intellectuels prestigieux comme Albert Camus et Emmanuel Mounier. En 1946, dans son fameux discours de Zurich, Winston Churchill avait osé l’expression "Les Etats-Unis d’Europe".

Le faisceau d’aspirations et de convictions qui s’inscrit après la guerre dans les différents mouvements pro-européens aboutit à la réunion, en mai 1948, à La Haye, des Etats Généraux de l’Europe, où se retrouvent la plupart des têtes politiques. Elle accouche d’un symbole, le Conseil de l’Europe, dont le siège est à Strasbourg et dont l’incontestable utilité est limitée par le fait qu’il s’agit d’une simple organisation intergouvernementale, et donc soumise au droit de veto.

Dans son livre intitulé « Une clé pour l’Europe » , notre confrère Jacques Leprette rapporte que, dès le 23 août 1949, Monsieur Edouard Bonnefous avait proposé à l’Assemblée nationale de mettre en commun les ressources, avec une administration internationale commune. N’est-ce pas une idée proche de celle de la CECA ?

3.1.3. La CECA, dont l’originalité tient à son caractère sectoriel et empirique, par opposition à toutes les grandes idées fumeuses et romantiques qui fleurissaient à l’époque et auxquelles Robert Schuman, bien que fédéraliste de conviction, s’opposait avec vigueur, déclarant par exemple : Il ne s’agit pas de fusionner les Etats associés, de créer un super Etat. Nos Etats européens sont une réalité historique. Il serait psychologiquement impossible de les faire disparaître. Leur diversité même est très heureuse et nous ne voulons ni les niveler, ni les égaliser. La politique européenne, dans notre esprit, n’est pas contradictoire avec l’idéal patriotique de chacun de nous.

C’est pourquoi la particularité du Plan Schuman repose essentiellement sur trois mots clés : il s’agit de « réalisations concrètes » créant une « solidarité de fait » , en substituant aux rivalités séculaires une " fusion des intérêts essentiels ", mais seulement des intérêts essentiels. La plus forte originalité juridique du Plan Schuman, c’est - je l’ai déjà noté - l’institution de la Haute Autorité. Elle est la seule institution citée dans le texte de la Déclaration du 9 mai. C’est un organe interdépendant et supranational en ce sens que ses décisions s’imposent à tous et sont directement applicables (self executing), ce qui est insupportable pour les Anglais. Dans le texte, il n’est question, ni de Conseil des ministres, ni d’Assemblée parlementaire, ni de Cour de justice.

Mais ces trois institutions sont ensuite créées progressivement à la faveur des négociations portant d’abord sur la CECA, ensuite sur la Communauté Economique Européenne, où l’institution homologue de la Haute Autorité de la CECA est symboliquement désignée par le simple terme de Commission. Jean Monnet a caractérisé comme suit l’originalité du Plan Schuman : « Les propositions Schuman sont révolutionnaires (...). Leur principe fondamental est la délégation de souveraineté dans un domaine limité, mais décisif. Un plan qui ne part pas de ce principe ne peut apporter aucune contribution utile à la solution des grands problèmes qui nous affaiblissent. La coopération entre les nations, si importante soit-elle, ne résout rien. Ce qu’il faut chercher, c’est une fusion des intérêts des peuples européens et non pas simplement le maintien des équilibres de ces intérêts » .

Parmi les facteurs qui ont concouru au succès de la CECA, il importe de noter, en deuxième lieu, le soutien constant des Etats-Unis. Truman préconisait depuis longtemps un « pool » économique entre les Européens. On a ainsi désigné la CECA comme le « pool charbon-acier » . Ce terme franglais a eu bien du succès. On a ainsi parlé d’un pool « vert » d’organisation des marchés agricoles européens. Finalement, c’est le mot « Communauté » qui l’a emporté. Mais après la Déclaration du 9 mai, où il n’apparaît pas.

3.1.4. Enfin, pour rendre compte du succès du Plan Schuman, force est de souligner qu’il a été singulièrement favorisé par le hasard. On se souvient que la redoutable échéance de la conférence du 10 mai à Londres a été, sous cet angle, une chance, faute de quoi la proposition présentée au gouvernement aurait fortement risqué d’être « détricotée » selon l’expression que l’on emploie aujourd’hui à propos du projet de Constitution de l’Europe élargie. D’autre part, six semaines après la déclaration du Salon de l’Horloge, le 25 juin 1950, la guerre de Corée était déclenchée. Elle fit alors passer sur l’Europe occidentale un vent de panique : pourquoi cette agression communiste en Asie ne se répéterait-elle pas à l’Ouest ? Il devenait donc impératif d’entreprendre immédiatement la construction européenne. Ce facteur circonstanciel a grandement favorisé les négociations internationales menées sous la présidence de Jean Monnet pour aboutir - on l’a dit -, le 18 avril 1951, au Traité instituant la CECA. Ce Traité, conclu pour une durée de cinquante ans, fut rapidement ratifié par les six Etats signataires, l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas et, le 10 août 1952, la Haute Autorité, présidée par Jean Monnet, pouvait s’installer à Luxembourg.

Au total, on peut estimer que le Plan Schuman constitue en quelque sorte le point de convergence et de cristallisation de trois types de facteurs : un courant d’idées, l’inspiration personnelle des pères fondateurs et le hasard des circonstances.

3.2. Ces trois facteurs expliquent également la portée et la postérité de la CECA

3.2.1. En 1950, le charbon et l’acier étaient universellement considérés comme les industries de base, desquelles toutes les autres dépendaient. Or, à peine la CECA était-elle créée que ces deux industries commençaient à subir les crises structurelles les plus graves, notamment pour le charbon, éliminé progressivement par le pétrole. En cinquante ans, les effectifs de la sidérurgie ont été réduits en Europe de plus de moitié et ceux de l’industrie charbonnière de 95 %. C’est dire la difficulté des tâches auxquelles la CECA a dû faire face après avoir accompli, elle-même, une véritable reconversion. Celle-ci a grandement facilité la reconversion proprement dite des deux industries concernées, en particulier grâce aux politiques sociales menées par la CECA avec les ressources financières d’un léger impôt de redistribution au bénéfice des travailleurs perdant leur emploi.

On se souvient qu’au départ, les sidérurgistes français considéraient la CECA comme un risque mortel pour leurs entreprises. De fait, notre industrie sidérurgique a beaucoup souffert jusqu’au milieu des années 80. En 1986, l’actuel ministre des Finances, M. Francis Mer, est devenu Président d’Usinor et il a tant et si bien réussi qu’aujourd’hui, cette société française, devenue Arcelor, est le premier sidérurgiste mondial alors que la sidérurgie américaine, elle, en est venue à devoir s’abriter derrière des mesures protectionnistes qui viennent de faire l’objet d’une condamnation par l’Organisation Mondiale du Commerce...

3.2.2. Malgré les succès enregistrés par la CECA, la preuve a été faite que son concept n’est pas une clé passe-partout. Telle est bien la leçon de la Communauté Européenne de Défense (CED). Ce projet, précisément inspiré par le précédent de la CECA, est présenté à l’Assemblée nationale le 24 octobre 1950, non par Schuman, qui en est peu convaincu dans un premier temps, mais par René Pleven.

Pendant cette première phase, Washington veut absolument un réarmement de l’Allemagne, auquel Robert Schuman s’était opposé lors d’une réunion de l’OTAN à Washington le 15 septembre 1950. Les choses prennent alors un tour dramatique. Schuman prononce une véritable diatribe anti-allemande, mais sans faire fléchir la position des alliés. On connaît la suite. Schuman quitte le Quai d’Orsay en décembre 1952 et le rejet, par l’Assemblée nationale, en 1954, du projet de CED montre bien que la méthode communautaire n’est pas une formule magique. Elle ne suffit pas à forcer le destin vers l’union politique. C’est pourquoi l’étape ultérieure de la construction européenne portera, comme la CECA, sur des questions économiques : c’est le Marché commun et l’Euratom des Traités de Rome et de Paris signés en mars 1957.

3.2.3. À toutes les étapes de son développement, la CECA aura ainsi été la matrice des évolutions de la CEE, puis de l’Union européenne, sans parler de l’actuel projet de Constitution pour cette Europe élargie, en faveur de laquelle Robert Schuman plaidait déjà ardemment il y a plus de quarante ans : Nous allons faire l’Europe non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont subies jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion.

3.2.4. Aujourd’hui, pour mesurer globalement la portée de la CECA, il convient d’abord de rappeler que le 9 mai 1950, nous n’étions encore que cinq ans, jour pour jour, après l’armistice et, juridiquement, toujours en état de guerre. L’hostilité politique, sinon la haine, imprégnait viscéralement la majorité des populations de part de d’autre du Rhin. C’est au regard de cet héritage que « la Déclaration Schuman, selon René Rémond, a marqué le début d’une ère nouvelle dans l’histoire des rapports entre les peuples (...), initiative sans précédent que de renoncer ainsi, sans y être contraint, à la souveraineté sur ses propres ressources pour lesquelles on se faisait la guerre et d’en partager la disposition avec l’ennemi d’hier » . Et René Rémond d’insister encore : « La déclaration historique du 9 mai 50, dans laquelle la France propose de mettre en commun les ressources de charbon et d’acier, est une initiative d’une audace inouïe, à laquelle je ne connais pas de précédent » .

Moi-même, qui ne suis point historien, je me demande s’il y eut jamais dans l’histoire un autre cas comparable, dans lequel un vainqueur agressé a proposé la réconciliation à son agresseur vaincu, transgressant ainsi la vieille malédiction du « vae victis » . Y eut-il jamais une innovation aussi radicale dans les relations internationales ?

3.3. C’est cette « audace inouïe » du Plan Schuman qui explique, me semble-t-il, dans une large mesure, encore aujourd’hui, l’état des relations franco-allemandes.

3.3.1. Lorsque le Chancelier Helmut Kohl est venu rendre visite à notre Académie le 20 mai dernier, on a rappelé qu’en décembre 1989, aussitôt après la chute du mur de Berlin, au lieu de tirer parti de la force nouvelle de l’Allemagne pour repousser les échéances de l’union monétaire en suivant une opinion publique fortement opposée à l’euro, le Chancelier Kohl a, au contraire, pris une position décisive pour la création accélérée de l’Union Economique et Monétaire. Il accomplissait ainsi, le 8 décembre 1989, un acte fondamentalement symétrique de celui de Robert Schuman le 9 mai 1950.

C’est sur la même ligne que s’était inscrit, en 1963, le pacte d’amitié franco-allemand signé par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer.

Un nouveau symbole de la révolution des relations entre la France et l’Allemagne a été célébré cette année à Versailles, à l’occasion du quarantième anniversaire du pacte d’amitié franco-allemand. Le premier artisan de cette révolution est incontestablement Robert Schuman, cela étant dit sans oublier le rôle du Général de Gaulle. Nous en sommes à cet égard arrivés aux temps prophétisés par Edmond Michelet en ces termes : « Quand les passions partisanes seront éteintes, l’Histoire retiendra le nom de l’artisan qui a posé la première pierre et de celui qui a fait surgir l’édifice : elle les rassemblera dans la même reconnaissance » .

3.3.2. Mais nul n’est prophète en son pays. Lors de ses funérailles, célébrées dans la cathédrale de Metz en 1963, l’ancien Président du Conseil, Robert Schuman, dix fois ministre, n’a été honoré que par la présence d’un seul membre du gouvernement, Louis Joxe. À Bruxelles, le nouveau quartier des bureaux, qui abrite la plupart des institutions européennes s’appelle le Quartier de l’Europe. Au centre de ce quartier, rayonne le rond-point dit « Rond-Point Schuman » .À Paris, seule une toute petite rue porte son nom.

http://www.robert-schuman.org/

La fête de l’Europe est célébrée chaque année le 9 mai et la devise de l’Union européenne est typiquement d’inspiration « schumanienne » : « L’unité dans la diversité » . En remettant le 18 juillet dernier au Conseil européen réuni à Rome son projet de Traité Constitutionnel, notre confrère Valéry Giscard d’Estaing a proposé que la future constitution soit signée précisément le 9 mai 2004 (une semaine après l’adhésion effective des dix nouveaux membres).

Cette année, les conférences de Carême à la Cathédrale Notre Dame de Paris ont été consacrées par le Cardinal Paul Poupard au thème de « La sainteté au défi de l’histoire » . Avant Mère Thérésa, avant le Pape Jean XXIII, le Cardinal a consacré sa première conférence à Robert Schuman, dont le procès en béatification est en cours et devrait être transmis à Rome vers la fin de l’année. La béatification suppose des miracles. Schuman n’en a-t-il pas accompli au moins deux, la réconciliation franco-allemande et la fondation de l’Europe unie ? Quoi qu’il en soit, à l’échelle du XXème siècle, il restera le plus modeste des grands hommes.

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