La vie au prix de la pensée

par Geneviève Guicheney
Avec Geneviève GUICHENEY
journaliste, Correspondant

Jamais le risque de voir le genre humain disparaître de la surface de la Terre n’a été aussi grand. Mais par quels moyens remédier au désastre annoncé ?

Émission proposée par : Geneviève GUICHENEY
Référence : chr322
Télécharger l’émission (14.02 Mo)

L’être humain, envisagé ici comme une des espèces vivantes, est confronté au risque le plus grave depuis son apparition sur la terre, celui de disparaître, victime de lui-même. Est-ce forcer le trait que d’énoncer une telle menace, radicale, irréversible si elle advenait ? Notre conviction est que le danger est réel, qu’il appelle à des efforts pour nous tous, à des révisions déchirantes pour certains appelés prédateurs. Nous ne pouvons pas les laisser nous mener à notre perte. Il revient à chacun de nous de participer à l’œuvre collective dont le monde a besoin.

Par quoi commencer ?

Face au désastre annoncé, il faut pouvoir identifier les dysfonctionnements, leurs auteurs et les moyens d’y remédier. Les malfaisants paraissent innombrables et les dérèglements protéiformes. Lorsque l’on se prend à réfléchir, la pelote dont on tire le fil apparaît si serrée que la tentation est forte de plonger la tête dans le sable du découragement devant tant de malheurs. Il faut bien commencer quelque part cependant. Commencer quoi ? Réformer un système si pernicieux qu’il prépare le malheur de tous en prétendant faire le bonheur de chacun ? Cela va du tarissement des ressources en énergies fossiles au voisin qui se refuse au tri sélectif, de la défiance à l’égard des institutions à la « démission des parents », de la difficulté pour son enfant à trouver un emploi à la toute-puissance de la finance internationale.

L'importance de l'éducation

Doter chacun des éléments d’appréciation de sa situation passe par l’éducation. L’éducation au sens de l’instruction et de la transmission est le seul moyen de former des citoyens debout. Ne pas savoir de quoi on souffre n’a jamais empêché personne de souffrir. Pouvoir mettre des mots sur ses maux est un pas décisif.

À partir de là des constructions sont possibles, nées de l’échange, du partage. Un être humain naît du désir qui l’a fait venir au monde, désir de ses parents d’abord, de tous ceux qui vont l’accompagner dans son chemin de vie ensuite. C’est dire que la refondation de la société, car c’est bien de cela qu’il s’agit, passe par le désir de l’autre. C’est autre chose que la course aux biens de consommation. C’est le début de la pensée en ce qu’elle reconnaît l’autre comme indispensable à la construction de soi. Permettre au désir de s’exprimer suppose de laisser ouvert le champ du manque. L’être humain n’aura de cesse de combler ce manque mais en sachant que ce qui lui permet de courir c’est la garantie qu’il n’y parviendra pas.

Nous avons épuisé les ressources de la planète ou peu s’en faut en entretenant, en nous laissant entretenir de l’illusion que nous pouvions échapper au manque. Au bout du compte, nous n’avons qu’inquiétude et ressentiment. Le ressentiment atteint en particulier les institutions. Le constat en est fait presque quotidiennement. Quelles conclusions en tirons-nous ? Abîmés dans la déploration nous laissons la maison brûler. Le champ politique est dévasté. Plus personne ne croit à rien, sauf les sectes qui n’ont pas tardé à voir là un terrain propice à leurs imprécations apocalyptiques et dangereuses. L’exploitation du malaise de la civilisation leur rapporte de substantiels profits et une influence qu’il serait imprudent de sous-estimer.

Silence et souffrance

Quand évoque-t-on la souffrance psychique que tout cela occasionne ? Si possible jamais. Et si on accepte d’en parler, lorsqu’elle est trop manifeste, c’est pour lui apporter des réponses savamment calculées. Elles ont pour but de contenir la souffrance et de remettre d’équerre les sujets fragiles affolés et réduits à l’impuissance, hors d’état de trouver une juste place dans cette société elle-même affolée. Souffrir et le dire revient à poser une question. Poser une question revient à mettre en cause le système qui produit de la souffrance. On trouvera bien un médicament, une thérapie, capable de réduire la souffrance au silence. Un sujet souffrant est traité comme un sujet déviant. Nous ne saurions ici nier qu’il existe des déviants, des délinquants, des bandits. Ce que nous voulons dire c’est que de ceux qui en ont la charge et la compétence, on doit attendre qu’ils reconnaissent la souffrance. Aider le sujet à penser sa souffrance est le seul espoir pour lui de parvenir à la surmonter, à faire avec, à en faire quelque chose. Quelque chose d’autre que les symptômes qu’il inflige à lui-même et à la société.

Le mal est double

Le mal est si profond qu’il ne peut être réparé par des individus seuls qui, par hypothèse, seraient détenteurs d’une solution miraculeuse. Le mal est double. Il est d’abord le fait de ceux qui présentent des symptômes, authentiquement à traiter. Et puis il atteint aussi tous les autres, conscients que cela va mal mais qui ne voient pas comment en sortir. Leur souffrance s’exprime sous la forme de la peur, diffuse, exagérée parfois, justifiée souvent. Peur de quoi ? Pour le savoir, nous avons besoin de pouvoir penser. Enfermer la peur dans des murs si hauts soient-ils n’est pas la solution. À la peur succédera la peur de la peur ainsi contenue.

Comment penser la situation ?

Résister suppose d’avoir les moyens de penser la situation, on y revient. Car il s’agit bien de penser. Avec quoi penser ? Où peut commencer la réflexion ? À quel niveau de l’échelle de notre quotidien, semblable et divers ? Tout semble échapper, tout échappe. Est-ce que l’on peut penser lorsque la surabondance nous envahit en même temps que la misère ? L’une et l’autre ont un effet de sidération sur la pensée. Il est insupportable d’évoquer la difficulté de certains à se nourrir quand en faisant son marché on voit des rayons surchargés de produits dont la diversité ne s’explique pas en termes de nécessité. Du moins sans nécessité pour les consommateurs. Qui a besoin d’une telle variété sinon le fabricant qui vous fait croire à votre envie des produits qu’il conçoit à partir d’études sur des groupes tests qui lui serviront à détecter un segment non encore investi de votre appétence. Laquelle est en réalité confisquée car on vous inculque l’envie en même temps qu’on vous les propose.

Autrement dit, il n’y a pas d’espace, pas de manque. Or le manque fait partie de la nature humaine, il est précieux. Le désir naît de l’impossibilité à être satisfait. Faire croire à sa satisfaction réduit les êtres humains à la souffrance. Investir le manque pour en faire le champ infini de manipulation du désir propre à chaque être humain est le moteur de la société de consommation. La spirale du toujours plus est ainsi enclenchée. Les ressources de la planète terre sont englouties dans cette course effrénée.

Et la volonté politique ?

Devons-nous nous préparer à une révolution ? Sans doute, mais si nous voulons qu’elle ne soit pas sanglante – dans les puits de misère que creuse notre société bourgeonnent les ferments de la révolte – nous devons agir en sorte qu’elle soit plutôt du type un plus un plus un. Le développement durable n’est pas autre chose.

En d’autres termes, nous ne devons pas craindre de nous attaquer à de grands problèmes en mettant en œuvre de petites initiatives, décisives par leur multiplication. Beaucoup ne demandent pas autre chose que du bon sens. À un moment cependant il faudra bien des coordinateurs pour donner forme à l’entreprise collective. Cela suppose une analyse fine de la situation présente. Une telle analyse ne peut procéder que d’une volonté politique au sens du gouvernement de la cité, volonté qui est celle de chacun, électeur en puissance dans les pays démocratiques, transmise et portée par élus et gouvernants. Que pensons-nous, là où nous nous trouvons, dans notre ville, notre métier, notre position sociale, dans nos difficultés, dans notre ressenti, de ce qui ne va pas et de ce qu’il faudrait faire pour que cela aille mieux ?

Notre propos n’est pas ici d’entrer en campagne mais d’apporter une modeste contribution de membre de la société humaine. Que notre pays, par sa taille et son âge, ne puisse prétendre qu’à un petit rôle, ne peut pas, ne doit pas le faire renoncer en remettant à d’autres et à plus tard le soin d’ouvrir le chantier. Sous l’effet de la prise de conscience, les lignes politiques bougent. Au moment où nous entrons dans une campagne électorale, tous les candidats se voient interpellés sur des questions universelles, faisant fi des clivages habituels. Faisons-leur crédit d’une bonne volonté à faire face aux défis de l’époque. Constatons aussi leurs difficultés à sortir des sentiers battus.

Les méfaits de la sur-consommation

Un élan généreux fait croire dans un premier temps que ceux qui n’ont pas accès à la surabondance sont à plaindre. Ils le sont en effet car beaucoup manquent de tout, du minimum vital. Une plus grande justice cependant ne consiste pas à les faire à leur tour entrer dans la société de consommation telle qu’elle est devenue. Un bon consommateur, comme le rêve les as du "marketing" et des profits himalayens, est un consommateur malheureux, car jamais il ne peut être satisfait. Il a beau accumuler, incapable de prendre du recul sur sa situation, il ne parvient pas à l’impossible satisfaction de ses désirs. Au nom du progrès, basé sur différents paramètres incontestables de confort, de facilité, de bonheur même, le consommateur ne va pas cesser de convoiter tel nouveau produit, ou équipement, ou distraction, fatalement suivi d’autres envies. Il en résulte des dysfonctionnements auxquels le système va essayer d’apporter des réponses qui ne font que l’alimenter. Le surendettement, l’obésité, la délinquance, autant de symptômes dont les remèdes relèvent de la même démarche que ce qui les a provoqués.

Appel à la responsabilité de chacun

L’écologie, considérée comme l’étude des conditions d'existence et des comportements des êtres vivants en fonction de l'équilibre biologique et de la survie des espèces, gagne les esprits. Elle n’est plus l’apanage de doux illuminés rêvant du retour au char à bœufs et à la bougie. Elle apparaît comme un espoir d’arrêter la spirale infernale qui conduit l’humanité à sa perte. Les appels à la responsabilité de chacun se multiplient, provenant de tous les horizons politiques et sociaux.

Redonner toute sa légitimité au politique implique une autre façon d’aborder sa place et son rôle, de revenir à la lettre des institutions et des promesses qu’elles ne tiennent plus, qu’elles n’arrivent plus à tenir. Des myriades de pions ont envahi le champ institutionnel, simples rouages dotés des lambeaux d’un pouvoir qui ne s’exerce plus là où il devrait. Exercer le pouvoir c’est d’abord exercer une responsabilité. On ne le tient que par délégation dans une démocratie parlementaire comme la nôtre et celle de nombreux pays partenaires. Car nous ne sommes plus seuls. Le projet européen n’a de chance de survivre que s’il se dote d’une ambition politique. Il n’a d’avenir que s’il est politique au sens de ce qui a rapport avec la société organisée. Ensuite tous les choix partisans et programmatiques sont ouverts. Nous aimons tenir pour certain, pour non-négociable, notre choix de régimes démocratiques, plaçant au plus haut la république, la res publica, le rôle de l’État régulateur, vigile sourcilleux de l’intérêt général, de la paix sociale, de l’égalité des chances, de l’égalité de traitement, gardien susceptible lorsque les idéaux de liberté et de fraternité sont menacés.

Le panorama s’est-il éclairci après ce tour d’horizon ? Sans doute pas. La raison en est que même si chacun là où il est fait ce qu’il peut, il est assuré de réaliser que seul il ne peut rien. Car chacun d’entre nous, si conscient soit-il de la gravité de la situation, n’a pas toutes les réponses. Il peut cependant dire, je ne sais pas. Et ajouter aussitôt : mais je suis prêt à en discuter. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, mais je sais que c’est ensemble que nous inventerons. Ainsi peut naître le débat fécond où chacun pourra proposer les solutions que, dans son petit bout de planète, il est parvenu à mettre sur pied, grâce auxquelles il a préservé de l’humanité et l’humanité. Combien de nos concitoyens, élus locaux, associations, responsables dans toutes sortes de secteurs, luttent et élaborent des réponses pertinentes et justes, de celles qui font naître un sourire sur le visage de celui auquel elles sont offertes. Le sourire du plaisir de constater avec soulagement qu’un dysfonctionnement n’est pas fatal, que la peur et la souffrance exprimées, traitées, sont devenues ce qu’elles peuvent être, le point de départ d’une nouvelle dynamique.

Geneviève Guicheney, reponsable du développement durable à France Télévisions

Les vœux que le calendrier m'a invitée à formuler seront pour un monde meilleur où chacun aura sa juste place. Je souhaite que nous ayons tous l’énergie, la volonté et le cœur à l’ouvrage, ouvrage collectif dont je suis convaincue qu’il est à notre portée. Ne tardons plus.

Geneviève Guicheney


La vie au prix de la pensée est paru dans l'éditorial de la revue Positions et Médias n° 36 (déc. 2006)



Cela peut vous intéresser