L’essentiel avec... Danièle Sallenave, de l’Académie française

La nouvelle académicienne répond aux sept questions essentielles de Jacques Paugam
Avec Jacques Paugam
journaliste

L’invitée de notre série L’Essentiel avec... est Danièle Sallenave, agrégée de lettres, universitaire, écrivain, auteur d’une trentaine d’ouvrages, romans, essais, récits de voyages et pièces de théâtre qui lui ont valu une kyrielle de récompenses : Prix Renaudot en 1981 pour son roman « Les portes de gubbio », prix du jeune théâtre de l’Académie française, grand prix de l’Académie pour l’ensemble de son œuvre, grand prix Jean Giono, prix Jean Monet de la littérature européenne etc. Danièle Sallenave a été élue le 7 avril 2011 à l’Académie française au fauteuil de Maurice Druon, le trentième, une place symboliquement importante. 

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : hab672
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1- Dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été jusqu’à présent, à vos yeux, le moment essentiel ?





Je pense que c’est mon entrée à l’École normale supérieure. Je savais que je trouverai dans ce lieu le moyen de prolonger l’action qui avait été celle de mes parents instituteurs. Oui, j’ai l’impression que c’est le moment de ma vie où j'ai pris le relais. J’ai senti l’amour qu’ils avaient pour leur langue, la langue française, et sa transmission ; je l'ai intégralement acceptée comme héritage. Et j’ai tenté de le faire fructifier à ma façon.





- Jacques Paugam : Étaient-ils à l’image de ces hussards noirs de la République, dans la tradition de Jules Ferry ?





Formés dans les années 30, ils avaient reçu naturellement ce que leur donnait l’enseignement en ce temps-là, dispensé par les écoles normales d’instituteurs. Cette façon précise et modeste de rendre à la République ce qu’elle leur avait donné, et de le rendre en allant vers ceux qui en ont le plus besoin : les enfants, dans les villages, qu’ils menaient vers une expression correcte, une langue pas trop malmenée par les fautes d’orthographes, des connaissances rudimentaires mais solides de calcul, de géographie, d’histoire. Ces bases là, par la suite, nous pouvons les retrouver, les approfondir au cours de notre vie. C'est ce que j’ai essayé de faire. Y compris en écrivant mes propres livres.





- Jacques Paugam : Voulez-vous dire que c’était le creuset de la République ?





Certainement, c’est le creuset de la République. Une république qui n’est pas immémoriale, qui n'oublie pas ce qui l’a précédé. Elle intègre son passé mais elle le rend à ce peuple qui, à travers les siècles, a constitué cette nation. La République c’était cela aussi : rendre aux plus humbles, à ceux qui ont travaillé la terre. Mes parents avaient été élevés dans cette idée par les professeurs et directeurs de l’École normale. Ils me l’ont transmise mais avec une sorte de simplicité sans grandiloquence. C’est un bon héritage, je le revendique !





- Jacques Paugam : Quand nous regardons votre itinéraire, il semble que l’éclectisme vous caractérise. Vous auriez pu suivre le cursus ordinaire, nous vous retrouvons au sein d'une équipe de télévision scolaire et universitaire. Auteur, vous explorez tous les genres, vous écrivez dans toute une série de revues. Entre autres, vous avez collaboré avec Antoine Vitez au théâtre et vous êtes actuellement chroniqueuse à France Culture. Vous ne voulez pas vous cantonner à un seul territoire ?



J’ai le sentiment que ce qui m’importe, c’est le rôle de passeur qui peut se faire à tout moment de la vie et sous des formes très différentes. J’ai remarqué que je n’arrive jamais à apprendre quoi que ce soit sans avoir immédiatement envie de le raconter ou de l’enseigner. Apprendre est une joie et il faut partager cette joie. Ce qui peut être parfois fatigant pour mon entourage !



2- Que vous parait-il essentiel à dire sur votre domaine d’activité, disons pour simplifier votre travail d’écrivain ?_



Le travail d’écrivain, pendant longtemps, nous le menons sans vraiment en pénétrer les raisons et je crois que c’est bien comme cela. Petit à petit se dessinent un certain nombre de sujets vers lesquels nous allons plus volontiers. Je pense que tout écrivain dans la langue où il écrit, veut rendre hommage à la langue qui l’a formé. Pour ma part, j’ai toujours été moins à la quête d’un style qu’à la quête d’une langue. Je suis entièrement imbibée des grands auteurs de la langue française avec leurs différences. Je suis de ces auteurs qui écrivent parce qu’ils lisent.





- Jacques Paugam : Vous dites qu’écrire c’est un état.





Vous avez raison de le souligner. Je récuse l’idée du talent, du don. C’est une manière de vivre, de regarder intensément le monde. De considérer comme le dit Francis Ponge, et beaucoup d’autres avant lui, que les choses sont là pour être dites et tant qu’elles ne sont pas dites, elles font appel à vous.





Vous avez une formule assez extraordinaire : « Je suis dans l’attitude d’un chat la nuit dans un jardin ».





Je suis comme les chats, je dors beaucoup. Mais à peine réveillés, ils sont d’une vigilance extrême, d’une grande acuité pour saisir la proie qu’ils se sont choisie, d’une grande patience aussi pour guetter leur proie et garder tous leurs sens en éveil. Quelques heures de vigilance, ensuite ils vont se rendormir. C’est pour moi une excellente définition de l’écrivain. En éveil, tout le sollicite, les bruits, les choses, la mémoire. Ce qui requiert particulièrement son attention c'est la dimension de l'invisible dans le visible : ce qui a été, le passé, les humains qui nous ont précédés. Tout cela ne me rend pas mélancolique bien au contraire.





3- Concernant votre regard sur le monde et sur l’évolution de notre société, qu'aimeriez-vous faire passer ?_



Je pense que, contrairement à ce que l’on affirme souvent, malgré les énormes difficultés dans lesquelles la crise économique nous entraîne et continuera de nous entraîner, c’est un moment exceptionnel que nous vivons. La plupart des territoires encore fermés, ou en conflits latents, s’ouvrent sous l’effet de la mondialisation, des échanges. Il y a un énorme danger de ce côté-là mais aussi d’énormes chances. Je crois qu’il faut que nous saisissions ces chances.





- Jacques Paugam : C’est l’aspect positif de votre vision, mais d’un autre côté vous dites également : nous vivons la fin d’un monde, la fin au fond de l’attention aux autres. Vous parlez de l’atrophie des capteurs humains que sont la pitié, la compassion et la compréhension. Vous ajoutez : nous vivons quelque chose de terrible dont nous ne prenons conscience que partiellement, une destruction très profonde, grave, dangereuse. Ce sont des propos pessimistes...





Les deux aspects sont inextricablement mêlés. Le grand danger, c’est que nous soumettions notre vie à des règles qui la rendent inhumaine, que nous soyons obligés de nous soumettre. Personne ne peut, dans notre monde, se dispenser de gagner mieux sa vie que du temps de nos arrières-grands-parents ; car les sollicitations, les besoins sont beaucoup plus importants. Tout le monde est happé par ce besoin. Un certain nombre de choses ne sont plus évaluées malheureusement que sous l’angle de leur valeur monétaire ou du profit. Je pense que là c’est une perte immense qui risque d’advenir mais je ne crois pas qu’elle soit encore advenue. Je pense qu’un peu partout sur la planète il y a des réservoirs d’humanité. Par exemple dans des pays où je voyage beaucoup : en Afrique du nord, il y a une solidarité, une hospitalité un accueil de l’autre que nous sommes en train de perdre. Ces grands réservoirs d’humanité sont présents à divers endroits de la planète et je pressens qu’ils sont présents en Russie.





4-Quelle est selon vous la plus grande hypocrisie de notre temps ?





C’est le faux-semblant mis en place à tous les degrés pour instaurer une fausse idée d’égalité. À chacun on propose, on promet un leurre de moindre qualité qui lui permettrait d'accéder à la vie des plus aisés. Nous produisons une sorte d’ersatz de niveau inférieur pour calmer les attentes de toute une population.



5- Quel est l’évènement de ces dernières années, ou la tendance apparue ces dernières années, qui vous laisse le plus d’espoir ?_



Je ne sais pas s’il faut regarder les choses dans les grandes dimensions ou dans les petites. Un nouveau président américain noir, issu d'une communauté longtemps méprisée, c’est très important. Il a osé s’attaquer, même sans parvenir à arriver totalement à ses fins, à l'autocratie de l’assurance-maladie. Je trouve que c’est une avancée fondamentale. Car c’est une avancée qui peut changer la vie de chacun.

J’ai été heureuse aussi de voir, ces derniers mois, plusieurs pays du monde musulman tenter d’entrer dans la démocratie. Il ne faut pas que nous soyons des donneurs de leçons. Il faut que nous les laissions appréhender ce travail très difficile et très long.







6- Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment l’avez-vous surmonté ou tenté de le surmonter ? C’est une question éminemment personnelle donc vous avez le droit d’utiliser un joker._



Je pourrais dire que je n’ai jamais eu le sentiment de l’échec. Ça ne veut pas dire que je n’ai jamais échoué.



- Jacques Paugam : Je vais prendre une phrase de vous en parlant de Sibérie : « pour moi c’est un lieu de solitude, peuplé de remords, de souvenirs, d’anticipations et de rêves. » Alors quels étaient vos remords ?





Je pense que le plus grand remords que l’on puisse éprouver, c'est de n’avoir pas été à la hauteur de ce que réclamait telle ou telle personne auprès de vous. Soit parce que nous étions trop jeune, trop passionné, trop préoccupé de soi…





7- Aujourd’hui quelle est votre motivation essentielle ?



Savoir ce que je peux donner à cette grande Académie qui m’a fait l’honneur de m’accueillir.

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